La démarche boulevard des arts
Soutenir et développer les pratiques artistiques de terrain dans un territoire en mutation
STEFAN SHANKLAND
Directeur artistique de la mission AMO artistique et culturelle « Boulevard des Arts »
La mission « Boulevard des Arts »
La première mission qui nous a été confiée dans le cadre de l’AMO (assistance à maîtrise d’ouvrage auprès de l’Établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre) « accompagnement artistique et culturel du Boulevard des Arts » était de définir un schéma directeur pour faire exister l’idée d’un « Boulevard des Arts » le long de la RD5 et de la future ligne du Tram 9. Assez rapidement il nous a paru illusoire et artificiel de proposer un schéma directeur pour ce linéaire sans engager au préalable un travail artistique de terrain. Nous étions convaincus que l’expérience du terrain et l’engagement dans des projets expérimentaux menés en collaboration avec les habitants et les acteurs du territoire enrichiraient notre schéma directeur à venir. À travers les projets que nous avons conduits durant deux ans, nous nous sommes donnés les moyens d’éprouver ce territoire et son potentiel esthétique et culturel pour mieux imaginer et construire ce que pourrait être demain le Boulevard des Arts.
Qu’est-ce que le Boulevard des Arts ?
Le Boulevard des Arts c’est d’abord un nom : une sorte de « label » né de la volonté politique de l’Établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre de rendre visible les engagements artistiques et culturels de ce territoire, de les valoriser, de les fédérer aussi.
Le Boulevard des Arts désigne également un linéaire : c’est le couloir de la RD5 actuellement en chantier qui doit accueillir la future ligne du Tram 9. Ce linéaire s’étend sur 11 km de la porte de Choisy dans le 13e arrondissement de Paris jusqu’à la place Gaston-Viens à Orly. C’est un axe circulant qui traverse cinq communes. Et comme l’avait fait remarquer l’architecte et urbaniste Paul Chemetov au milieu des années 2000, c’est un linéaire qui, sur le secteur de Vitry centre, présente la plus forte concentration d’œuvres d’art dans l’espace public et d’institutions culturelles dans le département du Val-de-Marne : le MAC VAL, la Briqueterie, le cinéma d’art et d’essai Les Trois Robespierre, le Théâtre Jean-Vilar… Un véritable « Boulevard des Arts ».
Enfin, le Boulevard des Arts c’est peut être avant tout un projet à venir : un projet artistique et culturel dont les contours et les directions sont à définir et qui constituait, à mon sens, le cœur de la mission qui nous a été confiée.
Au fil de cette mission nous avons constaté que les acteurs du territoire, que ce soit les habitants, les aménageurs, les institutions culturelles ou les services culturels des différentes villes, ne partageaient pas toujours le même point de vue sur le sens, l’utilité ou l’orientation à donner à ce Boulevard des Arts. Nom, linéaire, projet : ces trois dimensions renvoient chacune à des représentations et des objectifs différents qui entrent parfois en contradiction et suscitent des malentendus. Parmi ces malentendus, on pourrait citer celui d’un projet culturel surplombant qui serait imposé aux communes, aux associations ou aux institutions par l’EPT Grand-Orly Seine Bièvre. Le nom « Boulevard des Arts » évoquait également une forme de prestige, qui, poussé à l’extrême, conduirait à imaginer quelque chose comme un « Champs-Élysées des Arts » – en décalage profond avec la réalité d’un territoire en transformation, d’un linéaire en chantier (Tram 9) et de pratiques artistiques et culturelles de terrain ancrées dans le quotidien.

Passer de la notion d’art à celle de patrimoine vivant
Pour les habitants qui le pratiquent au quotidien, il existe un fossé entre l’idée d’un « Boulevard des Arts » et la réalité de ce territoire en mutation. Imposer la notion d’art à un territoire bouleversé par un chantier est souvent perçu comme une provocation ; un déni de réalité. L’artialisation du territoire en mutation ne vas pas de soi. Les démarches qui visent à rendre manifestes les qualités esthétiques, culturelles et patrimoniales en présence dans les situations de transformations urbaines peuvent être vécues par les habitants comme venant d’une culture élitiste dont ils ne possèdent pas les codes. Elle renvoie à l’idée que quelqu’un cherche à s’approprier une valeur qui vous échappe, au même titre que vous échappe l’avenir qui s’annonce dans l’aménagement de la ville. L’art, qui est pensé comme un processus inclusif, démocratique, qui cherche à travailler avec le quotidien, l’ordinaire, à se mettre au niveau du réel, à faire un travail de terrain, peut même être compris comme un agent d’exclusion. Cette tension entre le nom « Boulevard des Arts » et la réalité du territoire vécue par les habitants est quelque chose que nous avons ressenti lors de nos parcours, rencontres et actions, et qui se traduit souvent par un rejet de la notion d’art.
En revanche, si on met de côté la notion d’art, ou plutôt si on l’élargit à l’ensemble de ce qui a une valeur historique ou mémorielle, à ce qui a des qualités esthétiques ou un sens pour les habitants sur le territoire, le regard change. Les mêmes personnes qui manifestent un rejet de la notion d’art, et de l’art contemporain en particulier, se retrouvent en adhésion avec la notion de patrimoine. Un patrimoine qu’il faut lui-même élargir à l’ensemble des éléments qui font l’identité d’un territoire auquel les habitants sont attachés, même s’il ne cesse de leur échapper à travers ses mutations. À partir du moment où on travaille avec les habitants à faire que leur quotidien prenne plus de valeur, plus de visibilité, plus d’importance, à faire en sorte qu’il soit en quelque sorte protégé et partagé par tous, leur adhésion est complète. La démarche artistique serait de révéler ce qui a de la valeur ici : donner forme au patrimoine matériel et immatériel de ce linéaire en transformation.


Faire l’inventaire du Boulevard des Arts
Ce qui se dégage de ce constat, c’est que le Boulevard des Arts en tant que projet pourrait passer par un élargissement de la notion d’art à la notion de patrimoine compris comme patrimoine vivant, ordinaire, extraordinaire ou infra-ordinaire. Ce patrimoine nous en avons dressé un inventaire provisoire, composé d’éléments que nous avons rencontrés sur le terrain : objets de mémoire, monuments, œuvres d’art, bâtiments, paysages, présence végétale et animale, mais aussi patrimoine social, urbain, historique. Si on commence à stratifier l’ensemble de ces éléments, on obtient un Boulevard des Arts qui est beaucoup moins élitiste, plus inclusif et surtout moins isolé. Car le risque du Boulevard des Arts, ce serait de créer un objet artistique et culturel singulier qui se surajouterait au territoire quand nous voulons au contraire l’y intégrer. À partir de cette notion élargie du patrimoine nous pouvons imaginer un Boulevard des Arts à la fois vivant, complexe et partagé.
Par conséquent, le Boulevard des Arts pourrait désigner notre capacité dans les années à venir à identifier tout ce qui fait sens ou valeur sur le territoire et à l’augmenter de nouvelles propositions issues d’une diversité de projets artistiques et culturels. Dans ces conditions les contributions d’un habitant, d’une école, d’un groupe de chercheurs, d’un artiste en résidence, d’une commande publique pérenne ou d’un événement éphémère seraient toutes à prendre – elles participent toutes à l’intelligibilité du territoire, à le révéler dans ses composantes esthétiques et culturelles. À partir de cette proposition, il serait possible de créer un événement annuel, par exemple lors des Journées européennes du patrimoine, qui serait l’occasion de restituer auprès des habitants du territoire les différents projets réalisés dans le cadre d’un programme « Boulevard des Arts ». Le renouvellement de ces projets d’année en année renforcerait l’attractivité du territoire et permettrait au patrimoine matériel et immatériel du Boulevard des Arts de se construire dans le temps.


Territoire et pratiques artistiques en mutation
Élargir la notion d’art à celle de patrimoine vivant est une première façon de donner un sens au projet du Boulevard des Arts, d’en faire un projet capable d’impliquer dans les années à venir une diversité d’acteurs du territoire. Mais cela est-il suffisant ? Notre mission nous a permis d’aller plus loin dans l’exploration d’autres dimensions du Boulevard des Arts.
Nous l’avons dit, le Boulevard des Arts est un linéaire de 40 m de large sur 11 km de long. Ce linéaire traverse une série de communes de proche banlieue parisienne qui ont subi des mutations successives au cours des 150 dernières années, et qui continuent à se transformer dans le contexte de la métropole du Grand Paris. À la manière d’un transect, ce boulevard est donc révélateur d’un état du territoire. La notion de boulevard, associée au couloir de la RD5 et à la future ligne du Tram 9, est peut-être trop restrictive pour désigner les espaces urbains traversés par ce linéaire. Mieux vaut parler à leur égard de territoire en mutation.
La même chose s’observe avec la notion d’art. Dans l’expression « Boulevard des Arts » on peut supposer que le terme art désigne avant tout les œuvres d’art et les institutions culturelles situées le long du linéaire, auxquelles il est possible d’ajouter un certain nombre d’événements. Mais cette notion d’art, que nous avons élargie à celle de patrimoine vivant, peut être également élargie à un ensemble d’initiatives artistiques et culturelles que nous avons rencontrées sur le terrain, et dont nous avons dressé la liste. Ces initiatives, qui proviennent d’individus, d’artistes, d’associations, d’institutions ou de villes, ont pour dénominateur commun d’être liées au territoire. Ce sont des pratiques artistiques et culturelles de terrain.
Notre proposition serait donc d’élargir le terme art, par-delà les œuvres et les institutions, à l’ensemble de ces pratiques de terrain qui participent de l’identité, de la richesse et de la diversité du territoire. L’interaction entre un territoire en mutation et des pratiques artistiques et culturelles de terrain, ce pourrait être cela le « Boulevard des Arts ».

Développer un boulevard des pratiques artistiques et culturelles de terrain
Les pratiques artistiques et culturelles de terrain sont aujourd’hui peu visibles. Leur implication dans la réalité du territoire les éloigne souvent des institutions culturelles et de leurs réseaux de diffusion. Elles dépendent chacune de leur propre communication. Il n’existe aucune instance pour les fédérer et leur donner les moyens collectifs de se faire connaître auprès des acteurs du territoire, des habitants, des publics et du monde de l’art. Elles sont globalement invisibles, peu reconnues, peu soutenues. Alors qu’elles constituent une des richesses et des valeurs vivantes du territoire.
Par ailleurs, si ces pratiques intéressent en priorité ceux qui ont en charge l’art et la culture dans les territoires, l’expérience acquise au cours de leurs projets constitue une véritable expertise. Une expertise dans la connaissance du terrain, dans la compréhension des habitants, de leurs attentes et de leurs besoins, ou encore une compétence en terme d’imaginaire, de sensibilité et de savoir-faire par rapport au territoire en mutation. Cette expertise nous voulons la porter à la connaissance des aménageurs du territoire.
Nous préconisons donc d’une part de développer un dispositif de soutien aux pratiques artistiques et culturelles de terrain, pour les faire monter en visibilité, les fédérer et renforcer leurs compétences, et d’autre part d’accompagner les aménageurs du territoire dans une meilleure compréhension de ces pratiques, afin qu’émane un ensemble de missions qui permettent de les intégrer aux transformations de la ville.
Cette démarche pourrait s’appeler le « Boulevard des Arts » : non plus pour désigner un projet artistique conçu pour un linéaire (la RD 5 et le Tram 9), mais un programme à l’échelle du territoire qui viserait à faire se croiser de façon dynamique et vivante les enjeux qui sont ceux de l’urbanisme et ceux de l’art et de la culture.
Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, le 30 janvier 2020.

Stefan Shankland
Stefan Shankland est artiste visuel, enseignant et chercheur à l’école d’architecture (ENSA) de Nantes. Depuis plus de quinze ans, il conçoit et met en œuvre des projets de recherche et de création artistique dans des situations de mutations urbaines, industrielles ou écologiques.
Stefan Shankland est notamment à l’initiative de la démarche HQAC (Haute Qualité Artistique et Culturelle) et du programme TRANS305 (2006 – 2018) qui associe expérimentations artistiques au long cours à la transformation de la ville d’Ivry-sur-Seine.
Il conduit le MMM – Musée du Monde en Mutation, un projet artistique autour des transformations de la matière usée et de la métropole, imaginé sur le site du plus grand incinérateur de déchets ménagers d’Europe gérée par le SYCTOM (IP13).
Depuis 2008, il développe le Marbre d’ici, lauréat du prix Coal 2011 : un protocole de transformation des gravats en une nouvelle matière première locale à haute valeur ajoutée esthétique, patrimoniale et sociale.
De 2017 à 2019 il était directeur artistique du Grand Tour du Boulevard des Arts, un programme transdisciplinaire de recherche-création imaginé à l’occasion du chantier du Tram 9 qui relie Paris à Orly.
BOULEVARD DES ARTS ET MUTATION
MICHEL LEPÊTRE
Président de l’Établissement Public Territorial Grand-Orly Seine Bièvre
CHRISTINE JANODET
Vice-Présidente en charge des transports et des déplacements de l’ Établissement Public Territorial Grand-Orly Seine Bièvre
JEAN-LUC LAURENT
Vice-Président en charge des équipements culturels de l’Établissement Public Territorial Grand-Orly Seine Bièvre
Un partenariat de longue date autour d’un axe structurant
Après de nombreuses années de lobbying, les efforts conjugués des communes concernées par la ligne de bus 183 se concrétisent à travers la réalisation d’un tramway sur la RD5 qui soit à la hauteur des actions de requalification urbaine ambitieuses et volontaristes engagées par ces dernières. En effet, la ligne de bus 183, qui relie actuellement Paris-Porte de Choisy à Orly-aéroport, est saturée et une des lignes les plus fréquentées du Val-de-Marne. En l’état, elle ne permet plus de répondre aux besoins actuels de la population, et a fortiori ne pourra pas répondre aux besoins futurs. La réalisation du Tram 9 à horizon 2020, de Paris-Porte de Choisy à Orly-ville, accompagne cette dynamique de mutation.
Ce partenariat territorial riche a conduit à la signature en novembre 2015 d’une Charte aménagement-transport portant les quatre ambitions suivantes :
– accompagner la mutation urbaine déjà engagée ;
– affirmer la dimension culturelle et artistique ;
– renforcer le caractère structurant et qualitatif de cet axe urbain et magistral ;
– anticiper le prolongement du Tram 9 d’Orly-ville à Orly-aéroport.
Cette charte rassemble l’ensemble des partenaires concernés par ces ambitions : Paris, Ivry-sur-Seine, Vitry-sur-Seine, Thiais, Choisy-le-Roi, Orly, Établissement public d’aménagement Orly-Rungis – Seine Amont, Aéroports de Paris, Association pour le développement du pôle Orly-Rungis, Conseil de développement du Val-de-Marne, Comité départemental du tourisme du Val-de-Marne, Conseil départemental du Val-de-Marne, Conseil régional d’Île-de-France, STIF, Établissement foncier d’Île-de-France, Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France.
L’Établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre anime cette démarche et est le maître d’ouvrage de deux actions prioritaires :
– étude sur le prolongement du Tram 9 d’Orly-ville à Orly-aéroport ;
– mission d’accompagnement culturel et artistique autour du Boulevard des Arts.
Une mission autour du Boulevard des Arts et de la mutation
Poursuivant le travail partenarial engagé, l’Établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre a lancé une assistance à maîtrise d’ouvrage « Accompagnement artistique et culturel du Boulevard des Arts et du projet Tram 9 » conduite par le Troisième Pôle et Stefan Shankland. En effet, l’axe du projet de tramway est devenu progressivement un support de la politique culturelle et artistique des collectivités, l’accès à la culture pour tous ayant toujours fait partie des politiques conduites par ces mêmes dernières. L’arrivée du Tram 9 est ainsi l’occasion d’une part de poursuivre la définition et réalisation de ce « Boulevard des Arts » à travers le réalisation d’un schéma directeur durable et partagé assorti d’une proposition de plan d’actions, d’autre part de définir et mettre en œuvre les modalités d’accompagnement pendant la phase chantier pour donner vie au « Boulevard des Arts » et en faire le vecteur des identités culturelles traversées.
Le territoire du Tram 9 est un territoire en travaux depuis plusieurs années déjà. Souvent imposée comme un « creux » dans le temps urbain, la phase chantier peut aussi être mal vécue car modifiant les habitudes, pénalisant le vivre ensemble et la qualité de vie des riverains ainsi que des usagers des transports en commun. Aussi, la volonté partagée par les collectivités a été de mettre ce temps à profit pour offrir une parenthèse originale et inattendue au territoire (riverains, habitants, usagers des transports en commun), de s’en saisir comme d’un tremplin, d’une opportunité artistique et culturelle pour faire le lien entre le passé et l’avenir de cet axe structurant.
Cette mission a aussi pour objectif de renforcer les partenariats existant, voire d’en créer de nouveaux, entre notamment : institutions, vie associative, vie culturelle, vie économique, habitants, usagers. Elle prend vie aujourd’hui à travers le lancement de l’« Atelier 11 km + 24 mois ».